Les Belles Échappées

Les Belles Échappées

L'ÉCHAPPÉE BELLE, inspivagation confinée

 

L'ÉCHAPPÉE BELLE, Inspivagation confinée

(Création collective)

 

 

Je me lève ce matin. 49e journée de confinement, pain grillé et thé, humeur rôtie et lavasse. Les murs se sont encore un peu resserrés, le plafond est encore un peu descendu. Si ça continue, faudra que je marche à quatre pattes pour pouvoir lever la tête. La louche se marre. Avec tous ses trous, l'espace qui se resserre elle n'en a rien à faire, elle respire. Comme la passoire. Le confinement leur échappe. Seul le frigo, bloc immuable, est solidaire de mon désarroi. Alors j'ouvre sa porte et j'entre, dans l'espoir de trouver un peu de réconfort. En poussant le beurre d'une fesse, le lait de l'autre, je parviens à me faire une place dans la porte. Seulement voilà, serrés ainsi les uns contre les autres, il fait chaud. Dans mon frigo, je sue de larges gouttes molles. Elles ne tardent pas à faire une petite flaque dans le bac à légumes. Le lait tourne, une fois, deux fois, il devient jaune, il a trop chaud. Le beurre fond de désespoir, ce coup-là, on ne le lui avait jamais fait. Il pleure des larmes grasses qui coulent jusqu'à la petite flaque, qui grossit, grossit, devient un ru puis un ruisseau. Le beurre, à la surface, fait des yeux qui me regardent. C'est un peu gênant. Ils me fixent d'un air accusateur. Les trois courgettes que j'avais dans mon bac à légumes sont noyées. C'est ta faute, me disent les yeux du beurre, tu vas payer pour ton crime. Le ruisseau devient bientôt une rivière, où je plonge pour me rafraîchir et délayer mes remords. Le courant m'entraîne. Je lâche les clayettes et je me laisse porter par le courant.

Je flotte, portée par cette flaque bien grasse, ce ruisseau huileux qui m'entraine, m'entraine... dans la Seine. Le courant est fort, la Seine est haute ces jours-ci, il n'a fait que pleuvoir, mon Dieu, je vais de plus en plus vite !!! Je glisse entre les branches mortes, je slalome entre les péniches. Mon radeau de beurre laiteux file à vive allure...

Oh non , ce n'est pas possible !!!

Déjà le pont de Tancarville... et bientôt l'embouchure… et puis...

La mer...!!!!!!! 

Déjà la 52èmejournée qui commence, ma dérive dure depuis trois jours et je ne vois pas de terre à l'horizon, pas de bateau qui vienne à ma rescousse, pas la moindre baleine sur le dos de laquelle je puisse me reposer. Je n'ai que trois cadavres de courgettes qui me servent de flotteurs, un peu de beurre rance pour me sustenter, et un grand désespoir m'envahit. Je dois tenir pourtant, tenir encore  jusqu'au 56èmejour où viendra la délivrance ! Je m'accroche éperdument à mes trois courgettes et à cet espoir mince. Je me laisse dériver, couchée sur le dos, les bras en croix, les cheveux balayés par les vagues et le ventre en l'air comme un poisson crevé. Mais le soleil chauffe mon nombril, je me laisse aller à cette douce torpeur, mes yeux se ferment, j'aspire à grandes goulées l'air humide : souffle de vie ou souffle de mort, j'accueillerai ce qui viendra…

Je m'assoupis puis m'endors profondément. Et je fais un rêve merveilleux. Je rencontre un geste barrière et on se serre chaleureusement dans les bras et comme c'est son anniversaire, il a 328 ans aujourd'hui, alors c'est parti pour un baiser bien baveux par année. Puis on trinque en buvant un bon verre d'hydroxychloroquine pour fêter ça tout en mangeant des gâteaux fourrés à  l’Azithromycine. Plus le rêve se prolonge, plus le visage du geste barrière me dit quelque chose. Il a des cheveux longs et une barbiche grise et il porte des lunettes. Je pousse un cri : "Mais mon Dieu ! c'est bien sûr !"  En faisant un geste (trop) brusque, je me réveille en sursaut, une de mes courgettes est partie à la dérive. Je n'en ai plus que deux. Je me dis qu'en me les accrochant aux oreilles, cela fera office de flotteurs. Mais là, à quelques mètres de moi, je vois, avec effroi, un grand tourbillon d'eau qui aspire tous les déchets qui flottent... Que faire ?

Pas de panique ! Vite, vite j'enlève les courgettes de mes oreilles, les saisis à pleines mains et me mets à ramer, ramer, ramer avec la force du désespoir pour m'éloigner du tourbillon. Rien à faire ! Cette satanée flotte m'emporte, m'enlève, me soulève, comme la foule entre ses bras. Je me mets à tourner comme une toupie, me v'la sens dessus dessous, en haut, en bas, oh là là! ça tangue, ça tourne, mais tout à coup, je me sens happée au fond du trou, qu'est-ce qui se passe encore ! et on m'emporte, on me hisse et je me retrouve sur une chaise volante à virevolter à 10, 100, 1000, 100 0000, 1 million de kilomètres de la terre ! Puis tout à coup, plus rien, le silence ouaté sur fond de ciel bleu tiède étoilé. Je flotte dans l'espace, de-ci de-là, à gauche à droite...

Je retrouve mon étoile, ma jolie petite étoile qui vient me raconter le soir, quand j'ai les yeux fermés au bord du sommeil, des histoires douces, des histoires de lune, des histoires de fée, des histoires de câlins, de chaudoudoux, de tarte à la framboise. Mmmmhhhh ! Les framboises! Mais c'est que j'ai faim moi ! Ah justement, voilà Dame tartine dans son beau palais de beurre frais. Oh ! je ne vais pas faire comme ce matin, non, non, non ! D'abord, je m'enveloppe dans mon étoile : c'est tout chaud à l'intérieur et tout frais à l'extérieur, pas de danger que ça fasse fondre le beurre. Et puis je monte sur un nuage de lait qui passait par là j'entre dans le palais sans un bruit.

Des étagères et des étagères, du sol au plafond avec : tous les cakes, toutes les tartes, tous les quatre-quarts, mokas, biscuits, génoises, beignets, meringues, cannelés, truffes, madeleines, calissons, marrons glacés, kouglofs, kouign amanns, linzertortes, crumbles, charlottes, puddings, mousses au chocolat...

Vertige... Ivresse... étourdissement… syncope... Mes yeux exorbités et révulsés scannent ces prodiges à perte de vue, mes bras se tendent, mes mains se crispent, ma bouche s'entrouvre...

Et puis... Et puis... NON ! NON ! NON !... Mes bras se remettent le long de mon corps, ma bouche se referme, se met à trembler et, bientôt, deux grosses larmes s'échappent de mes orbites toujours écarquillées...

Oh !!! C'est pas vrai !!!! des gâteaux... mais c'est moi qui devais faire des gâteaux… plein de gâteaux pour fêter les anniversaires des enfants, ils sont tous du mois de mai.

Mes enfants !!! Mes enfants !!! Médor !!! Maman arrive !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

Demi-tour, je sors du palais.

Ouf, le nuage de lait m'a attendue à la porte ! Je me blottis sous la couette de coton. Il s'envole en chantant ! Pom pom pom pom pom pom pom pom...

Je retourne à l’eau et je me baigne, je vogue, méduse affalée sur mon tapis de petits pois arc-en-ciel soutenu par les poissons de la Mer rouge, j'échoue au milieu des sirènes à  queue de baleine tirebouchonnée. J'échange les poissons rouges contre une vache gris-vert, ils seront livrés par chromosome après la déconfiture, vous pourrez en faire des balais.

Mais gaffe, mesdames, pas de coup de queue à mes petits pois, ne pas les décolorer, ni les faire germer dans les trous de nez.  Chargée de mission par la présidence crawlante, je navigue aquatiquement vers la foire poissonnière pour les vendre un par un aux princesses somnifères.

Et dring ! Dring !... Le réveil sonne. Je sors de sous la couette, je me lève. C’est l’heure de la méditation. Moi je fais toujours jouer l’alternance. C’est plus démocratique l’alternance. C’est au tour de mon hémisphère gauche de prendre le pouvoir. Il me faut m’asseoir le plus inconfortablement possible, clarifier mon esprit de toute image parasite et me laisser porter au milieu des flots des tourments de l’existence. Dans les flots, la tourmente. Des bras de courgettes essaient désespérément de se hisser à bord d’un radeau.

Ça y est je quitte le Zazen, je pars en voyage transcendental, ça donne moins mal au cœur que de voyager à toute vitesse sur une chaise volante. Oui, je le sens bien. Je fais une incursion dans une de mes vies précédentes, quand j’étais courgette. Merci, merci grand manitou de l’ordre cosmique de m’avoir fait évoluer. De courgette je suis passée à pigeon, singe, chien, homme, cochon. Quel malheur, j’ai dû laisser un centième de mon ADN à l’homme pour passer à l’étape supérieure. C’est décidé, dans ma prochaine vie je serai conteuse. PAUM, PAUM, PAUM.

Conteuse...quel beau projet ! J'en cause à Médor, qui est toujours de bon conseil quand il a le ventre plein, (en général juste après le passage du facteur). Il me répond : "Qu'est-ce que c'est encore, ces bêtises ? Ça ne te suffit pas de partir en voyage dans ton frigo ? Faut te calmer ! Fais donc de la méditation !"  Et il me tourne le dos. Brave chien !

Il a eu l'air de trouver mon idée très bonne, il est trop timide pour me le dire clairement mais je l'ai senti. 

Conteuse... J'ouvre mon frigo à la recherche d'une idée. Une voie lactée, des meringues, un fleuve, un geste barrière, une bouteille d'hydroxychloroquine, un concombre masqué, rien de bien folichon. Zut ! Mon beurre est fondu et mon lait, rance. Je leur file une dérouillée pour leur apprendre.

Les courgettes, (tiens, j'aurais juré qu'il y en avait 3), me jettent un sale œil. Je leur montre le mixer, elles partent se cacher sous une feuille de salade. Bien fait !

Je me mets à la fenêtre. Au loin, le pont de Tancarville, me fait un signe de la main. Quel brave type ! Sur mon balcon, je lui adresse des signaux de fumée : "Si j'étais conteuse ? Qu'en penses-tu ?" En se gondolant, il m'envoie un pigeon voyageur par retour de nuage. A la patte du volatile, un message : "Conteuse ? Magnifique ! N'oublie aucun ingrédient, et tu vivras une histoire merveilleuse !"

Je fonce sur mon livre de recettes. Il est en train de discuter avec la louche et ils se marrent. Je le caresse du plat de la main. En ronronnant comme un gros chat, il s'ouvre, page douze et demie. 

J'y suis: "Pour réussir une conteuse".

Je me plonge dans la lecture, c'est passionnant !

Ingrédients :

Deux ou trois courgettes roses et grises, des bleues et grises aussi d'ailleurs,
un cerveau droit, un cerveau gauche (ou à défaut un cerveau du milieu bien frais)
un pont de Tancarville
du beurre mou avec des yeux
des doudous, des chaudoudoux
un nuage de lait
deux ou trois gestes-barrières
quelques câlins
et une petite pincée d'hydroxychloroquine

Répartissez la moitié des ingrédients de façon équinégalitaire entre le 1ervibrouille et la crépelle nimbée.
Armez-vous du Tancarville et vriboussez aimablement.
Dégoulez au passage quelques calissons, kouglofs, ou linzertortes selon votre goût.
Nappez de beurre mou même s'il vous regarde.                                                              Laissez reposer 55 jours. Oui, c'est long mais quand on aime on ne compte pas.                                                                                                                                   Essayez-vous peut-être à un petit haïku : c'est court, c'est frais, c'est créatif et ça mange pas de pain.

Cinquante-cinq jours
C'est si vite terminé
J'vous r'mets la même chose ?

Au bout de 55 jours. Oui, c'est long mais quand c'est fini ça ne compte plus.
Mais ça conte, si ! Justement il est temps de s'y raticrocher. Où ai-je donc mis mes grues, mes inutilités, mes taxis, mes poupes de soie, mes mousses de foie, mes vroucheaux de tâches, mes pirates, mes cimetières, mes dalles et mes lames ?
Méprisez hautainement les pipistrelles cavernicoles qui viendraient vous titiller, ça nuit à votre concentration. Ça y est, ça vous revient ? C'est encore cette matoutou falaise qui vient vous emberlituber ?                                                                        Laissez tomber, laisser venir l'inspivagation. Prenez votre livre de cuisine, mettez-le au vide-ordure vous n'en avez plus besoin et retournez dans votre frigo : la pluie morte pucelle. La nuit porte conseil, veux-je dire. Demain, il fera jour. Car demain, c'est le jour 56 !

Et demain, c'est aujourd'hui et aujourd'hui, c'est le premier jour de la déconfinuellement !